Délits d’initiés, pénalités administratives et prescription : la Cour suprême met fin au débat dans le dossier Nstein
12 février 2021
Auteurs : Sébastien C. Caron, Fanny Albrecht et Sébastien Girard (stagiaire)
En décembre 2020, la Cour suprême du Canada a mis fin au dossier Nstein en rejetant la demande d’autorisation contre l’arrêt de la Cour d’appel du Québec (Donaldson c. Autorité des marchés financiers, 2020 QCCA 401). Par cet arrêt, la Cour d’appel avait confirmé que le délai de prescription de trois ans de l’article 2925 du Code civil du Québec ne s’applique pas au dépôt, par l’Autorité des marchés financiers, de demandes de pénalités administratives en vertu de la Loi sur les valeurs mobilières, et que c’est plutôt le critère du « délai raisonnable » qui s’applique au dépôt de telles demandes devant le Tribunal administratif des marchés financiers (TAMF).
Rappelons que le dossier Nstein a également permis de reconnaître pour la première fois au Québec que le « spring loading » était contraire à la Loi sur les valeurs mobilières.
CONTEXTE HISTORIQUE ET JUDICIAIRE
Le dossier Nstein porte sur des délits d’initiés et de tuyautage commis dans le contexte de l’offre formulée en novembre 2009 par la société Open Text Corporation (Open Text) en vue d’acquérir la Nstein Technologies inc. (Nstein).
A compter de novembre 2009, cette offre fait l’objet de discussions entre les dirigeants de Nstein de l’époque (L. Filiatreault, son PDG, B. Martel et S. Benoît) et son conseil d’administration. En dépit des discussions en cours, le conseil d’administration adopte le 4 janvier 2010 une résolution visant à octroyer des options d’achat d’actions de Nstein à Filiatreault, Martel et Benoît. Le lendemain, Nstein émet un communiqué annonçant l’émission de 1 200 000 options sur le titre Nstein au prix d’exercice de 0,29 $. Par ailleurs, entre la fin janvier 2010 et le 18 février 2010, Filiatreault communique de l’information concernant l’acquisition par Open Text à son comptable, Pierre Légaré, qui a vendu ses actions de Nstein le 22 février 2010. L’acquisition de Nstein par Open Text est annoncée le 24 février 2010 et complétée le 1er avril 2010.
Le 24 février 2010, l’AMF demande l’ouverture d’une enquête sur Nstein. Un rapport d’enquête est déposé au printemps 2011 pour le volet délits d’initiés, et un second rapport est déposé en 2013 pour le volet tuyautage.
Sur la base de cette enquête, l’AMF conclut notamment que Filiatreault, Martel et Benoît ont commis des délits d’initiés au sens des articles 187, 189 et 189.1 de la Loi sur les valeurs mobilières (LVM). L’AMF choisit toutefois de ne pas intenter de poursuites pénales et de plutôt demander au Bureau de décision et de révision (maintenant le TAMF) d’imposer des pénalités administratives.
DÉCISION DU TAMF
C’est le 24 septembre 2014, soit plus de trois ans après le dépôt du rapport de l’AMF sur le volet délit d’initié, que l’AMF dépose sa demande de pénalités administratives devant le TAMF. Cette demande est formulée en vertu des articles 93 et 273.1 de la LVM.
L’AMF allègue notamment qu’en adoptant la résolution du 4 janvier 2010 autorisant l’émission d’options alors qu’ils étaient en possession d’information privilégiée, les dirigeant Filiatreault, Martel et Benoît ont enfreint l’article 187 de la LVM.
L’AMF allègue aussi qu’en communiquant de l’information privilégiée à son comptable, le PDG de Nstein a enfreint l’article 188 de la LVM.
Le 16 août 2016, le TAMF accueille la demande de l’AMF (2016 QCTMF 8) et impose des pénalités administratives à tous les défendeurs. Ceux-ci portent la décision en appel devant la Cour du Québec, qui rendra deux décisions.
DÉCISIONS DE LA COUR DU QUÉBEC
Pour la première fois devant la Cour du Québec, un des appelants a soulevé que la demande de pénalités administratives de l’AMF était prescrite au moment de son dépôt, au printemps 2011.
Alors que la LVM prévoit que le dépôt de poursuites pénales se prescrit par un délai 5 ans de la date d’ouverture du dossier d’enquête (article 211 LVM), elle est silencieuse quant au délai qui serait applicable au dépôt de demandes de pénalités administratives. L’appelant allègue donc que le délai de prescription de trois ans de l’article 2925 du Code civil du Québec s’appliquerait de manière supplétive. Le recours contre lui aurait donc été prescrit puisque plus de trois ans s’étaient écoulés entre le dépôt du rapport de l’enquête (au printemps 2011) et la demande de pénalité administrative (le 24 septembre 2014).
La Cour du Québec (2017 QCCQ 14737) rejette cet argument et conclut que le dépôt d’une demande de pénalités administratives n’est assujetti qu’à la notion de délai raisonnable développée dans l’arrêt Blencoe. La Cour conclut que le simple écoulement du temps n’est pas suffisant pour entraîner le rejet de la demande, et que l’appelant doit prouver que le délai lui a causé un préjudice. Or, elle souligne qu’aucune preuve n’avait été déposée à cet égard.
Dans une seconde décision, rendue en février 2018, la Cour du Québec confirme sur le fond la décision du TAMF et rejette l’appel (2018 QCCQ 1648).
L'ARRÊT DE LA COUR D'APPEL
Dans son arrêt rendu en mars 2020, la Cour d’appel du Québec (2020 QCCA 401) confirme les deux décisions de la Cour du Québec.
1. Le « délai raisonnable » pour demander l’imposition de pénalités administratives
La Cour d’appel confirme que le dépôt d’une demande d’imposition de pénalités administratives n’est pas assujetti au délai de prescription de trois ans prévu à l’article 2925 C.c.Q. Selon la Cour, le dépôt d’une telle demande est plutôt assujetti au critère du « délai raisonnable » développé par la Cour suprême en matière administrative. En d’autres termes, toute personne faisant face à une demande d’imposition de pénalités administratives de l’AMF peut demander le rejet d’une telle demande si les délais sont déraisonnables et si elle est en mesure de prouver qu’ils lui ont causé un préjudice important, tel que cela avait déjà été confirmé dans l’arrêt Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2002 CSC 44.
Dans l’arrêt Blencoe, le juge Bastarache, au nom des cinq juges majoritaires, avait indiqué :
[101] Selon moi, le droit administratif offre des réparations appropriées en ce qui concerne le délai imputable à l’État dans des procédures en matière de droits de la personne. Cependant, le délai ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures comme l’abus de procédures en common law. Mettre fin aux procédures simplement en raison du délai écoulé reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire […]. En droit administratif, il faut prouver qu’un délai inacceptable a causé un préjudice important.
[102] Il n’y a aucun doute que les principes de justice naturels et l’obligation d’agir équitablement s’appliquent à toutes les procédures administratives. Lorsqu’un délai compromet la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle, notamment parce que ses souvenirs se sont estompés, parce que des témoins essentiels sont décédés ou ne sont pas disponibles ou parce que des éléments de preuve ont été perdus, le délai dans les procédures administratives peut être invoqué pour contester la validité de ces procédures et pour justifier réparation […]. Il est donc reconnu que les principes de justice naturelle et l’obligation d’agir équitablement comprennent le droit à une audience équitable et qu’il est possible de remédier au délai injustifié dans des procédures administratives qui compromettent l’équité de l’audience [Nos soulignements]
Le juge Bastarache avait aussi précisé que la détermination du caractère déraisonnable d’un délai était une question de fait :
[122] La question de savoir si un délai est devenu excessif dépend de la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances de l’affaire. Comme nous l’avons vu, la question de savoir si un délai est excessif et s’il est susceptible de heurter le sens de l’équité et de la collectivité dépend non pas uniquement de la longueur de ce délai, mais de facteurs contextuels, dont la nature des différents droits en jeu dans les procédures. [Nos soulignements]
Cette analyse a été reprise dans l’affaire Nstein.
2. Le spring loading contrevient à la LVM
Le « spring loading » consiste en l’émission d’options d’achat permettant d’acheter des actions d’un émetteur au prix du marché, tout en sachant que le prix de ces actions est susceptible de s’accroître considérablement lorsque l’information privilégiée sera divulguée au public.
La décision rendue par le TAMF en 2016 a été la première à reconnaître au Québec que le « spring loading » contrevenait à la LVM.
Impact du dossier Nstein
En rejetant la demande d’autorisation d’appel, la Cour suprême a mis un point final à la saga Nstein. Cette affaire a permis de confirmer que l’AMF doit déposer une demande d’imposition de pénalités administratives à l’intérieur d’un « délai raisonnable » et de faire la lumière sur l’interprétation de dispositions importantes de la Loi sur les valeurs mobilières en matière de délits d’initiés et de tuyautage.