Inspections, vérifications administratives et enquêtes criminelles : la Cour du Québec rappelle les garanties constitutionnelles

30 novembre 2020

Auteurs : Sébastien C. Caron, Fanny Albrecht et Sébastien Girard

Dans R. c. Goldberg, 2020 QCCQ 4548, la Cour du Québec ordonne l’arrêt définitif des procédures en concluant que l’enquête criminelle menée pour fraude fiscale par l’Agence du Revenu du Canada porte « atteinte à l’intégrité du système de justice » et compromet « de manière irréparable le sens du franc-jeu et de la décence ».

La Cour rappelle que l’Agence du Revenu du Québec (ARQ) et l’Agence du Revenu du Canada (ARC), chargées d’enquêter en application de la loi, doivent exercer leurs pouvoirs d’inspection, d’audit et d’enquête en respectant les droits constitutionnels des justiciables. Les mêmes principes s’appliquent à tous les régulateurs disposant de pouvoirs similaires, tels que par exemple les organismes provinciaux chargés d’appliquer les lois et règlements relatifs aux valeurs mobilières et produits financiers, incluant l’Autorité des marchés financiers du Québec.

Contexte

À l’occasion d’une vérification d’audit administrative de routine réalisée en 2011 et 2012 auprès de la société Bouclair, l’Agence du Revenu du Québec découvre des indices de fraude fiscale. Sans soumettre le dossier à sa division des enquêtes pénales et sans que les accusés ne soient informés de leurs droits constitutionnels, l’ARQ poursuit la vérification auprès de Bouclair et de tiers. Elle recueille des renseignements, dont des aveux de représentants de la société contraires à leurs intérêts. Sa vérification terminée, l’ARQ transmet de nouveaux avis de cotisation aux personnes concernées exigeant le paiement d’impôts, d’intérêts et de pénalités. Les contribuables s’exécutent, sans contester.

En 2014, sur la base du rapport de vérification de l’ARQ, l’ARC transmet également de nouveaux avis de cotisation exigeant le paiement d’impôts, d’intérêts et de pénalités. Les contribuables paient ceux-ci sans contester et l’ARC ferme le dossier.

En 2015, la division des enquêtes criminelles de l’ARC sélectionne, aux fins d’enquête, des dossiers fermés après vérification fiscale ayant donné lieu à des pénalités importantes. Ainsi, le présent dossier est sélectionné et l’ARC ouvre une enquête criminelle avec uniquement les informations du dossier fournies par l’ARQ.

En 2017, l’ARC demande, obtient et exécute des mandats de fouille et de perquisition visant tant les bureaux de Bouclair que la résidence de certains de ses dirigeants.

Des accusations criminelles de fraude fiscale sont ensuite portées contre Bouclair et deux de ses dirigeants, Peter Goldberg et Erwin Fligel.

Décision

La Cour estime que les violations aux droits constitutionnels des accusés par l’ARQ et l’ARQ sont « sérieuses, multiples et systémiques ». Dans les circonstances, la Cour conclut que, si le procès devait se poursuivre, il en résulterait une déconsidération de l’administration de la justice. En raison des multiples violations des droits constitutionnels des accusés, la Cour du Québec ordonne l’arrêt définitif des procédures.

Pouvoirs lors d’une vérification d’audit et d’une enquête criminelle

En 2002, la Cour suprême a développé sept facteurs non exhaustifs, visant à distinguer une vérification d’audit (parfois aussi appelée inspection) d’une enquête et permettant de déterminer si l’objet prédominant d’une enquête vise ou non à établir la responsabilité pénale d’un individu (R c. Jarvis [2002] 3 R.C.S. 757). Considérant les particularités du présent dossier, incluant le fait que l’enquête se déroule des années après la vérification d’audit et que les informations ont été transmises par une agence provinciale à une agence fédérale, la Cour retient principalement 4 des facteurs développés dans Jarvis. Au-delà de ces facteurs, la Cour insiste sur les principes sous-jacents qui doivent guider les tribunaux afin de déterminer si le « Rubicon » entre une vérification d’audit et une enquête criminelle a été franchi.

La Cour rappelle que, lorsqu’une personne fait l’objet d’une vérification d’audit (ou d’une inspection), elle se trouve (i) dans l’obligation de coopérer de manière raisonnable (ii) de répondre aux questions posées et (iii) de fournir les documents demandés.

Par opposition, lorsqu’elle fait l’objet d’une enquête criminelle, elle bénéficie du droit de ne pas s’incriminer de même que de l’ensemble des autres protections constitutionnelles en pareilles circonstances, incluant le droit au silence, le droit à l’avocat et le droit de refuser d’assister l’État alors que celui-ci constitue un dossier contre un citoyen.

La Cour indique que, bien qu’une vérification d’audit puisse se poursuivre alors qu’une enquête criminelle est entreprise, les informations obtenues lors de la vérification d’audit ne peuvent être utilisées aux fins d’une enquête criminelle. Certes, on ne peut pas forcer l’État à entreprendre une enquête criminelle, même si un régulateur est en possession d’information suggérant une activité criminelle. Le régulateur peut toujours poursuivre une vérification d’audit en présence d’information suggérant une activité criminelle, mais les informations obtenues dans le cadre d’une telle vérification ne pourront être utilisées que dans le cadre de procédures de nature administrative et non pénale ou criminelle.

La Cour conclut à la violation des droits constitutionnels des accusés dès lors que l’ARC utilise l’information obtenue par l’ARQ dans le cadre de sa vérification alors qu’elle avait découvert des indices de fraude et que le « Rubicon » avait clairement été franchi. La Cour conclut également que « les vérificateurs de l’ARQ ont démontré une incompréhension complète de ce qui justifie le renvoi d’un audit pour enquête [de même que] ce qui constitue une fraude fiscale ».

Partage d’informations confidentielles

La Cour conclut que le partage de l’information confidentielle obtenue par l’ARQ et transmise à l’ARC en l’espèce est illégal. La Cour indique de plus qu’il est « alarmant » et « très problématique » de constater que les paramètres de communication prévus par la Loi sur l’administration fiscale et l’entente intervenue entre les parties étaient ignorés tant par l’ARQ que par l’ARC.

À retenir

L’arrêt définitif de procédures criminelles n’est ordonné par la Cour que dans des cas très rares et exceptionnels. Tel est le cas lorsque les garanties constitutionnelles ne sont pas respectées entraînant ainsi la « déconsidération » de l’administration de la justice.

En plus de rappeler l’importance des principes développés dans Jarvis, la Cour réitère qu’il est impératif que les organismes publics investis de pouvoirs d’inspection, d’audit ou d’enquête respectent les droits constitutionnels des justiciables canadiens, sous peine de l’arrêt définitif des procédures criminelles. Un régulateur peut toujours poursuivre une vérification d’audit en présence d’information suggérant une activité criminelle, mais les informations obtenues dans le cadre d’une telle vérification ne pourront être utilisées que dans le cadre de procédures de nature administrative et non pénale ou criminelle. En choisissant de ne pas offrir les protections constitutionnelles à la personne visée par la vérification d’audit (ou inspection), le régulateur renonce à utiliser ultérieurement les informations obtenues dans le cadre de procédures pénales ou criminelles.