La Cour d’appel confirme que l’expert n’a pas à communiquer les notes d’entrevues des témoins qu’il rencontre pour préparer son rapport
25 avril 2022
Auteurs: Patrick Ferland (associé) et Félix Tessier (stagiaire)
Le nouveau Code de procédure civile prévoit qu’un expert qui recueille des témoignages en cours d’expertise doit les joindre à son rapport (art. 238 al. 2 C.p.c.). Cet article faisait jusqu’à tout récemment l’objet d’un débat quant à sa portée. Certains soutenaient qu’il s’applique dès lors qu’un expert rencontre des témoins aux fins de préparer son rapport, et qu’il lui impose donc de joindre à son rapport le témoignage de ces personnes, que ce soit par la voie d’une déclaration écrite ou d’une transcription de leur rencontre. Imposer une telle obligation à un expert pose toutefois problème puisqu’en principe, le travail et les communications de l’expert sont couverts par le privilège relatif au litige. Dans Télécon inc. c. Paupe, 2022 QCCA 425, la Cour d’appel répond à cette question et clarifie le flou que certains voyaient autour de cet article.
Dans cette affaire, le demandeur Christian Paupe poursuit Télécon Inc. en congédiement injustifié. En défense et demande reconventionnelle, Télécon allègue que Paupe se serait prêté à des pratiques financières inappropriées alors qu’il était à son emploi, et appuie sa position sur le rapport d’un expert ayant effectué une enquête sur les pratiques de Paupe, enquête au cours de laquelle il a rencontré plusieurs employés ou anciens employés de Télécon. Le rapport expose la démarche de l’expert ainsi que le nom des témoins qu’il a rencontrés aux fins d’en arriver à ses conclusions, mais ne joint ni déclaration écrite ni enregistrement de la version donnée par ces témoins. En fait, il appert que l’expert n'aurait ni enregistré ni transcrit la version de ces témoins, mais qu’il aurait toutefois prise des notes lors de ses rencontres.
Exigeant de connaître ce qu’auraient dit sur lui les témoins rencontrés par l’expert, et prétendant que le fait de n’avoir pas enregistré ou transcrit leur version des faits constitue une violation de l’article 238 al. 2 C.p.c., Paupe s’adresse au tribunal pour obtenir copie des notes d’entrevues de l’expert. La Cour supérieure lui donne raison (Paupe c. Télécon inc., 2021 QCCS 3201). Bien que le juge reconnaisse que les notes d’entrevues d’un expert soient en principe visées par le privilège relatif au litige, il conclut que l’expert se devait de recueillir des déclarations écrites ou de transcrire les déclarations des personnes rencontrées, et que l’omission de ce faire constitue une irrégularité devant être sanctionnée. Il ordonne donc la communication des notes de l’expert ou, à défaut, le rejet de son rapport.
La Cour d’appel renverse cette décision et confirme que l’expert n’a pas à fournir ses notes d’entrevues. Selon la Cour, l’article 238 al. 2 C.p.c. n’oblige pas les experts nommés par les parties à obtenir des déclarations écrites ou à enregistrer et faire transcrire les entrevues conduites avec des témoins :
« [26] L’exigence du juge que l’expert obtienne une transcription de toutes ses entrevues et qu’il les joigne à son rapport pour se conformer à l’article 238 al. 2 C.p.c. va à l’encontre des principes directeurs de la procédure et des règles de la proportionnalité. Une telle exigence contraindrait tous les experts à obtenir soit une déclaration sous serment, soit une transcription des entrevues, ce qui ne pourrait faire autrement qu’ajouter aux coûts de l’expertise, sans que l’on puisse nécessairement y trouver un bénéfice […]. Il n’est certainement pas de l’intention du législateur d’imposer des coûts additionnels aux parties ayant recours à l’expertise. »
Pour la Cour, l’expert qui fonde son opinion sur des faits qui lui sont révélés ou relatés par des témoins – même s’il y fait référence dans son rapport – n’a pas l’obligation d’obtenir des déclarations écrites ou de transcrire ces entrevues. Lorsqu’il le fait, l’article 238, al. 2 C.p.c. lui impose de les joindre à son rapport, mais en l’absence de tels éléments, alors cette disposition ne s’applique tout simplement pas.
L’expert de Télécon n’avait donc aucunement violé ses obligations en ne joignant pas de déclarations écrites ou de transcription de ses rencontres avec les témoins, et il n’avait pas davantage à produire ses notes d’entrevues. Pour la Cour d’appel, le juge de première instance a donc fait erreur en ordonnant qu’à défaut de communiquer les notes de l’expert, son rapport devrait être rejeté – erreur d’autant plus grave que le juge avait lui-même reconnu que ces notes étaient couvertes par le privilège relatif au litige.
Si cet arrêt devrait rassurer les experts et les parties qui retiennent leurs services, il faut tout de même rester prudent. En effet, la jurisprudence reconnaît que le fait pour un expert de référer explicitement à un document dans son rapport peut dans certains cas être interprété comme une renonciation tacite au privilège relatif au litige, et justifier en conséquence une ordonnance de communication du document en question.