Les limites à l’intervention du juge dans le déroulement du procès : un rappel à la prudence pour les avocats

20 juin 2023

Auteur: Nicholas Daudelin

Notre système de justice accusatoire et contradictoire est fondé sur l’idée qu’il revient aux parties au litige de formuler les questions qui doivent être tranchées, de présenter leurs arguments et de faire entendre leur preuve alors que le tribunal se voit attribuer un rôle d’arbitre neutre intervenant généralement peu dans le déroulement de l’instance et ne se substituant pas aux parties[1].

La Cour d’appel du Québec s’est récemment penchée sur la portée de ce principe de « présentation par les parties » à l’occasion de l’appel d’une décision de première instance dans laquelle le juge avait soulevé d’office la question d’une possible rupture du lien de causalité et avait conclu sur cette base à l’absence de responsabilité de la partie défenderesse (MRT Médical inc. c. 8083851 Canada inc. (Pama Manufacturing), 2023 QCCA 470).

Les faits et le jugement de première instance

MRT Médical inc. (« MRT »), une entreprise qui distribue des équipements médicaux, est intéressée à soumissionner sur un important appel d’offres lancé par le Groupe d’approvisionnement en commun de l’Ouest du Québec (« GACOUEST »), un consortium regroupant une vingtaine d’établissements de santé. Aux fins de la préparation de sa soumission, elle contacte le manufacturier d’équipements médicaux Pama Manufacturing (« Pama ») afin d’obtenir une liste de prix sur laquelle elle se fonde pour soumettre ses prix au GACOUEST.

Les documents d’appel d’offres prévoient que les soumissions sont valides pour une période de 120 jours après l’ouverture des soumissions, mais que ce délai peut être prorogé d’une durée additionnelle de 90 jours par l’envoi d’un avis à cet égard par le GACOUEST.

MRT dépose sa soumission en septembre 2014. À la mi-janvier 2015, avant l’ouverture des soumissions, MRT est informée par Pama que cette dernière ne pourra honorer la liste de prix qu’elle a soumise. Elle communique alors avec le GACOUEST, qui lui conseille d’attendre de voir si elle obtiendra le contrat avant de remettre en question la soumission. MRT décide de ne pas insister.

Le 27 février 2015, MRT remporte l’appel d’offres et le contrat lui est octroyé. Pama refusant d’honorer les prix sur lesquels est fondée sa soumission, MRT doit s’approvisionner ailleurs, à un prix plus élevé, et poursuit Pama pour les pertes qu’elle en subit.

Alors que ce moyen de défense n’avait pas été soulevé par Pama, le juge de première instance conclut que MRT aurait pu révoquer sa soumission avant l’attribution du contrat. Le juge conclut en effet qu’en vertu des documents d’appel d’offres, la période d’irrévocabilité de la soumission de MRT venait à échéance le 28 janvier 2015, si bien que MRT aurait pu la révoquer dès ce moment, soit avant que le contrat ne lui soit attribué. Pour le juge de première instance, l’omission pour MRT de retirer sa soumission constitue une rupture du lien de causalité entre la faute alléguée de Pama et le préjudice que MRT allègue avoir subi .

L’arrêt de la Cour d’appel

Pour la majorité de la Cour d’appel (le juge Bachand, aux motifs duquel souscrit le juge Sansfaçon, le juge Hamilton étant pour sa part dissident), la liberté qu’a prise le juge de première instance en soulevant lui-même la question de la rupture du lien de causalité constitue une erreur révisable :

« [31]      Il est vrai que, de manière générale, la question de la causalité était alors déjà en jeu, car, comme dans toute action en responsabilité civile, il incombait à l’appelante de prouver une faute, un préjudice ainsi qu’un lien de causalité unissant ces deux éléments. Toutefois, la question plus spécifique de savoir si son omission de retirer sa soumission en janvier 2015 avait rompu le lien de causalité, elle, ne l’était pas. La raison tient au fait que cette question revient à se demander si l’appelante avait elle-même commis une faute équivalant à un novus actus interveniens en omettant de retirer sa soumission, de sorte que c’est à l’intimée qu’incombait la responsabilité de la soulever. En l’absence de circonstances exceptionnelles que l’on ne retrouve pas dans la présente affaire, un juge ne peut soulever de son propre chef un moyen de défense à l’action dont il est saisi, pas plus d’ailleurs qu’il ne peut invoquer de son propre chef d’autres causes d’action que celles mises de l’avant par la partie demanderesse. »

Plus encore, le juge Bachand souligne qu’une partie ne peut se contenter d’effleurer simplement une question juridique ou un élément factuel et prétendre ensuite que ceux-ci faisaient partie des enjeux que le juge devait ou pouvait trancher :

« [33]      Lors de l’audience en appel, l’intimée a insisté sur le fait que, durant l’instruction au fond, l’appelante avait elle-même abordé la question de l’irrévocabilité des soumissions. Bien que cela soit exact, il ne s’ensuit pas que le juge pouvait soulever de son propre chef la question de la rupture du lien de causalité. Le fait qu’une question potentiellement pertinente à un moyen de défense non soulevé a été abordé durant l’instruction au fond n’autorise pas pour autant le juge à soulever ce moyen de son propre chef. Pour donner un autre exemple, on peut penser à une partie demanderesse ayant témoigné sur le moment où son préjudice a commencé à se manifester : en soi, cela ne permettra pas au juge de soulever de son propre chef un moyen de prescription extinctive en l’absence de toute initiative en ce sens de la partie défenderesse. »

Il est intéressant de constater que dans cette affaire, le jugement de première instance était fondé sur l’idée que le GACOUEST n’aurait pas envoyé d’avis de prorogation de la période de validité des soumissions, comme le lui permettaient les documents d’appel d’offres. MRT n’avait en effet pas soulevé l’existence d’un tel avis, bien que la question ait été abordée directement devant le juge de première instance. Dans sa déclaration d’appel MRT prétendait toutefois qu’un tel avis avait bel et bien été envoyé par le GACOUEST, si bien que sa soumission n’aurait pas pu être révoquée comme le conclut le juge de première instance. Elle demande donc l’autorisation de produire l’avis en question devant la Cour d’appel à titre de preuve nouvelle additionnelle. Cette demande est toutefois rejetée par les trois juges de la formation au motif que MRT aurait dû produire l’avis en première instance, et qu’elle ne peut corriger son erreur au stade de l’appel. Comme le souligne le juge Hamilton, parlant sur ce point pour ses deux collègues,

« [20] Il est clair que ce jugement résulte en une injustice pour l’appelante : si elle avait produit cette preuve en première instance, ou si la Cour l’avait autorisée à le faire en appel, elle aurait eu gain de cause. Toutefois, il est plus important de réitérer les principes voulant que les parties sont maîtres de leur preuve et que le rôle du juge se limite à signaler les lacunes dans celle-ci aux parties que d’intervenir. Il n’est pas souhaitable d’imposer aux juges un fardeau plus onéreux de signaler des erreurs dans l’administration de la preuve, puisque cela pourrait nuire à leur devoir d’impartialité. Dans le cas présent, le juge ne pouvait avoir connaissance de l’erreur. De plus, il ne faut pas permettre aux parties ayant mal administré leur preuve de se reprendre en appel par l’entremise d’une requête pour preuve nouvelle. Ce type de requête ne doit être accueillie que si la preuve est réellement “nouvelle”, c’est-à-dire qu’elle n’était pas disponible lors du procès. Autrement, la porte sera ouverte aux parties de refaire leur preuve en appel.  Bref, il faut ici éviter de créer une brèche dans ces principes afin de rendre justice dans un cas particulier. »

 

Cet arrêt constitue une illustration percutante de l’importance pour les parties de formuler clairement les questions en litige, de soulever l’ensemble des arguments sur lesquels leurs prétentions se fondent, et de produire toute la preuve documentaire pertinente à leur dossier. Il rappelle aussi que si le juge de première instance peut intervenir dans le débat mû devant lui, il ne peut le faire tous azimuts, notamment en modifiant ce que les parties ont bien voulu lui soumettre comme questions à trancher.

 

 

[1] R. c. Mian, 2014 CSC 54; R. c. Martin, 2016 QCCA 489, para. 4; Greenlaw v. United States, 554 U.S. 237 (2008), p. 243, j. Ginsburg