Lever le voile sur la responsabilité personnelle des administrateurs
20 juillet 2023
Auteur : Christophe Savoie
Le principe de la personnalité juridique distincte des personnes morales, couramment désigné par l’expression « voile corporatif », veut que les personnes morales soient distinctes de leurs membres et que leurs actes n’engagent qu’elles-mêmes. De façon générale, cela signifie que les créanciers de la personne morale ne sont pas pour autant les créanciers des actionnaires ou des administrateurs.
Cependant, malgré l’importance qu’il revêt en droit des sociétés, ce principe n’est pas absolu. En effet, lorsque la personnalité juridique de la personne morale est utilisée à des fins répréhensibles, les créanciers pourront, de façon exceptionnelle, entreprendre un recours directement à l’encontre des actionnaires et des administrateurs. D’origine prétorienne, la possibilité de « lever le voile corporatif » est aujourd’hui explicitement prévue par la loi. L’article 317 du Code civil du Québec se lit ainsi :
317. La personnalité juridique d’une personne morale ne peut être invoquée à l’encontre d’une personne de bonne foi, dès lors qu’on invoque cette personnalité pour masquer la fraude, l’abus de droit ou une contravention à une règle intéressant l’ordre public.
En 2022, la Cour d’appel a énoncé que les trois cas de figure énumérés à l’article 317 C.c.Q. étaient « suffisamment larges pour couvrir la quasi-totalité des situations où la personnalité de la société est utilisée à mauvais escient », sans pour autant écarter définitivement la possibilité que les tribunaux puissent « ajouter aux exceptions édictées expressément par le législateur »[1]. Chose certaine, cette disposition doit s’interpréter restrictivement puisqu’elle constitue une exception au principe de la personnalité juridique distincte de la personne morale. Celui qui entend se prévaloir de l’article 317 C.c.Q. doit donc en principe démontrer que la personne morale est utilisée dans le but de masquer une fraude, un abus de droit ou une contravention à une règle d’ordre public. Sinon, le voile corporatif ne peut être levé.
La jurisprudence québécoise foisonne toutefois de cas où la responsabilité d’administrateurs est recherchée en raison de fautes qu’ils auraient commises dans le cadre ou à l’occasion d’une relation contractuelle à laquelle la personne morale est partie. Visés par de tels recours, il n’est pas rare que ces derniers tentent d’invoquer comme moyen de défense que les conditions d’application de l’article 317 C.c.Q. ne sont pas remplies et, par voie de conséquence, que leur responsabilité personnelle ne peut être engagée.
Or, la levée du voile corporatif n’est pas le seul moyen — ni le principal moyen — de rechercher la responsabilité personnelle des administrateurs. En effet, comme toute personne, ces derniers demeurent assujettis au devoir général énoncé à l’article 1457 C.c.Q. de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à eux de manière à ne pas causer de préjudice à autrui. S’ils manquent à ce devoir, ils sont responsables du préjudice causé par leur faute.
Autrement dit, le voile corporatif n’accorde aucune immunité aux administrateurs pour les fautes qu’ils commettent eux-mêmes à l’occasion d’une relation contractuelle à laquelle la personne morale est partie. Cependant, pour que leur responsabilité puisse être engagée, la faute reprochée ne devra pas uniquement résulter de la transgression d’une obligation contractuelle dont la personne morale est débitrice ; cette faute doit plutôt résulter d’un manquement au devoir énoncé à l’article 1457 C.c.Q.
À titre d’illustration, dans l’arrêt Meyerco Enterprises Ltd. c. Kinmont Canada inc., 2016 QCCA 89, l’acheteur d’un immeuble commercial a intenté un recours en diminution du prix de vente contre le vendeur Meyerco Enterprises Ltd. (« Meyerco »), une personne morale, et contre l’unique actionnaire et administrateur de cette dernière, Daniel Ouaknine, leur reprochant d’avoir fait de fausses déclarations au moment de la conclusion du contrat.
La Cour supérieure a accueilli en partie le recours de l’acheteur et a condamné Meyerco et M. Ouaknine personnellement au paiement de dommages-intérêts. En appel, M. Ouaknine plaidait que sa responsabilité personnelle ne pouvait être engagée puisqu’il n’était pas partie au contrat de vente, que Meyerco avait une personnalité juridique distincte et que les conditions permettant la levée du voile corporatif n’étaient pas remplies.
Sur ce point, la Cour d’appel a conclu que les prétentions de M. Ouaknine n’étaient pas fondées, énonçant qu’il est reconnu « depuis longtemps qu’un actionnaire majoritaire, également administrateur ou dirigeant d’une société, peut engager sa responsabilité personnelle lorsqu’il commet, lui-même, une faute extracontractuelle dans le cadre ou à l’occasion d’une relation contractuelle à laquelle la société est partie »[2]. Lorsque sa responsabilité extracontractuelle est recherchée sur cette base, « [l]es conditions qui doivent être satisfaites pour lever le voile corporatif ne sont pas pertinentes »[3]. Il suffit d’appliquer l’article 1457 C.c.Q.
La Cour d’appel a réitéré ce principe plus récemment dans l’arrêt Maison Lapierre inc. c. Pareclemco inc., 2022 QCCA 490.
Pour récapituler, la responsabilité personnelle des administrateurs peut être engagée s’ils commettent une faute personnelle qui cause un préjudice à autrui (incluant les créanciers contractuels de la personne morale), et ce, sans qu’il soit nécessaire de démontrer que le voile corporatif a été utilisé dans le but de masquer une fraude, un abus de droit ou une contravention à une règle d’ordre public. Autrement dit, la démonstration d’une « simple » faute suffit, pourvu qu’elle soit distincte, c’est-à-dire qu’elle ne résulte pas uniquement du manquement contractuel de la personne morale.
En somme, la responsabilité personnelle des administrateurs n’a pas de caractère « exceptionnel ». Celle-ci découle tout simplement de l’application normale des règles de la responsabilité extracontractuelle. Il faut par ailleurs éviter de confondre ce régime de responsabilité avec les règles prévues à l’article 317 C.c.Q. régissant la levée du voile corporatif.
[1] Air India, Ltd. c. CC/Devas (Mauritius) Ltd., 2022 QCCA 1264, par. 57.
[2] Meyerco Enterprises Ltd. c. Kinmont Canada inc. 2016 QCCA 89, par. 18.
[3] Id., par. 19.