Vous pensez avoir dépassé le délai d’inscription de rigueur de 6 mois pour une demande en Chambre commerciale? La Cour d’appel pourrait venir à votre rescousse

18 septembre 2023

Auteur: Félix Tessier

Le délai d’inscription de six mois de l’article 173 C.p.c. et la présomption de désistement qui découle du non-respect de ce délai de rigueur (art. 177 C.p.c.) sont bien connus et ponctuent presque tous les litiges d’inévitables demandes de prolongation de délai. La question se pose toutefois de savoir si ce délai, qui court à compter de l’établissement ou de l’acceptation du protocole de l’instance par le tribunal, est applicable aux demandes en Chambre commerciale qui ne sont pas sujettes au dépôt d’un protocole de l’instance. La Cour d’appel s’est récemment prononcée sur cette question dans l’arrêt Aviva Insurance Company of Canada c. City of Montréal, 2023 QCCA 692.

Les faits et le jugement de première instance

Dans cette affaire, Aviva avait donné un cautionnement d’exécution à la Ville de Montréal pour le compte d’un entrepreneur en construction qui faisait du travail pour la Ville, obtenant alors une hypothèque sur les créances de l’entrepreneur. À la suite de la faillite de l’entrepreneur, Aviva a exercé son droit sur les créances de l’entrepreneur et demandé à la Ville d’être payée pour ses travaux, mais la Ville a refusé de payer. Aviva a poursuivi la Ville pour ces montants ainsi et d’autres dommages, intentant son recours en Chambre commerciale dans l’instance de faillite de l’entrepreneur.

La Cour supérieure a ordonné aux parties de conclure un protocole de l’instance, lequel a par la suite été entériné par la Cour. En complétant le protocole, les parties estimaient de part et d’autre être assujetties au délai d’inscription de six mois – lequel, considérant la suspension des délais en lien avec la pandémie de la Covid-19, devait expirer le 4 janvier 2021.

L’instance s’est poursuivie et la Cour a été impliquée pour aménager certains délais et étapes procédurales, étant à un moment donné restée saisie du dossier. La Cour a aussi pris acte de l’extension d’un délai au-delà du 4 janvier 2021. À cette date, toutefois, aucune demande de prolongation du délai d’inscription n’avait été faite. Lors d’une audience de gestion tenue quelques mois plus tard, la Ville a demandé à la Cour de déclarer qu’Aviva était présumée, conformément à l’article 177 C.p.c., s’être désistée de son recours vu son défaut d’inscrire avant l’expiration du délai de six mois. Le juge de première instance lui a donné raison.

L’arrêt de la Cour d’appel

La Cour d’appel infirme la décision du juge de première instance. Elle rappelle que la Chambre commerciale est régie par des règles particulières et flexibles, le formalisme qu’impose le Code de procédure civile étant souvent impraticable en matière commerciale[1].

Les Directives de la Cour supérieure pour le district de Montréal prévoient que le recours en oppression est sujet au dépôt d’un protocole de l’instance et d’une demande d’inscription pour instruction et jugement (selon les articles 173 et 174 C.p.c.). Les autres demandes en Chambre commerciale ne sont toutefois pas sujettes au dépôt d’un protocole de l’instance et sont plutôt portées au rôle pour audience au fond au moyen d’une « Demande commune de dossier complet – Matière commerciale »[2].

Pour la Cour, la présomption de désistement de l’article 177 C.p.c. ne s’applique en principe, en Chambre commerciale, qu’au seul recours en oppression :

 

« [21] Le désistement présumé de l’article 177 C.p.c. ne peut s’appliquer que lorsque le demandeur est en retard pour produire une “demande pour que l’affaire soit inscrite pour instruction et jugement / request to have the case set down for trial and judgment” en vertu de l’article 173 C.p.c.  Ce délai est de plus calculé à compter de la date à laquelle le protocole de l’instance a été produit ou, si les parties avaient l’obligation de produire un protocole de l’instance mais ont fait défaut de le faire, de la date de signification. Puisque les Directives requièrent que les parties signent un protocole de l’instance et produisent une « Demande d’inscription pour instruction et jugement par déclaration commune » uniquement pour les recours en oppression, il en résulte qu’en vertu des Directives, l’article 177 C.p.c. ne peut s’appliquer, en Chambre commerciale, qu’aux seuls recours en oppression. [Notre traduction]

 

Qu’en-est-il, toutefois, des dossiers où les Directives ne prévoient pas le dépôt d’un protocole d’instance mais où la Cour décide néanmoins d’en imposer un, comme dans l’affaire Aviva ? En imposant aux parties dans cette affaire l’obligation de conclure un protocole d’instance, la Cour supérieure avait-elle du même souffle rendu applicable les dispositions des articles 173 et 177 C.p.c. ?

La Cour répond par la négative. Soulignant qu’il eût été préférable que le juge s’exprime spécifiquement sur cette question, la Cour conclut que la simple obligation de conclure un protocole n’emporte pas automatiquement l’application des exigences reliées au délai d’inscription et au désistement réputé. La Cour souligne que le juge de première instance avait pris en charge la gestion du dossier en vue de l’amener à une audience sur le fond, rendant non-nécessaire l’application du délai de six mois. Dans ce contexte, son ordonnance n’avait pas aussi eu pour effet d’assujettir l’instance aux dispositions des articles 173 et 177 C.p.c., et la sanction du désistement réputé ne pouvait s’appliquer. Pour la Cour, si le juge avait voulu déroger aux règles particulières de la Chambre commerciale et requérir une inscription dans un délai de six mois, il l’aurait fait expressément, considérant les conséquences importantes en cas d’un manquement à cet égard.

Si cet arrêt confirme la flexibilité procédurale offerte aux praticiens et praticiennes de la Chambre commerciale, il faut tout de même rester prudent et se rappeler que le délai d’inscription de rigueur de six mois demeure applicable aux recours en oppression et qu’il pourrait l’être à toute autre demande si un juge de la Chambre commerciale l’ordonne expressément.

 

[1] Ces règles particulières sont prévues, sous réserve de la loi particulière applicable, le cas échéant, dans le Règlement de la Cour supérieure du Québec en matière civile, RLRQ, c. C-25.01, r. 0.2.1, aux articles 63 à 67, ainsi que dans les Directives de la Cour supérieure pour le district de Montréal (les « Directives »).

[2] Articles 212.4, 212.5 et 215.3 des Directives, selon la version adoptée le 1er septembre 2019 applicable au moment des procédures de première instance. Une nouvelle version des Directives a été adoptée au 1er janvier 2023, dont les articles 129 à 131 prévoient essentiellement la même chose.