Quand la Justice se dévoile : la fin du mythe du « procès secret »

16 juillet 2024

Le 7 juin 2024, la Cour suprême du Canada rendait sa décision, fort attendue, dans l’affaire Société Radio-Canada c. Personne désignée[1], communément appelée jusque-là l’affaire du « procès secret ».

Ce jugement marque cependant un important revirement de situation : la Cour suprême, dans un jugement unanime, en vient à la conclusion que le terme « procès secret » a été utilisé à tort par la Cour d’appel du Québec, alimentant la controverse publique et laissant sous-entendre qu’une personne aurait été criminellement condamnée au Québec dans le cadre d’une instance secrète alors qu’il s’agissait, en réalité, d’un huis clos visant à protéger un indicateur de police.

En fin de compte, la Cour suprême conclut que le dossier d’appel n’aurait pas dû être entièrement caviardé et renvoie l’affaire à la Cour d’appel pour une censure appropriée et une divulgation publique du jugement de première instance, après consultation des parties concernées sur une proposition de descellement partiel et de caviardage.

Nos collègues Me Bernard Amyot, Ad. E. et Me Geneviève Gaudet, en compagnie de Me Alexandra Lattion, ont eu la chance de représenter la Société des plaideurs dans le cadre de ce dossier, lequel revêt une importance capitale pour notre système de justice.

 

LES FAITS

Personne désignée, ayant agi en tant qu’indicatrice de police, fait l’objet d’accusations criminelles après avoir avoué, dans le cadre de ses échanges avec les forces de l’ordre, qu’elle aurait commis un ou plusieurs crimes dans le passé.

En réponse à ces accusations, Personne désignée présente une requête en arrêt des procédures fondée sur la violation de son droit d’être protégée contre la conduite abusive de l’État et sur la violation de son droit d’être jugée dans des délais raisonnables.

Une première audience à huis clos est tenue afin de valider le statut d’indicatrice de police revendiqué par Personne désignée. Comme le juge de première instance conclut être en présence d’un indicateur, il ordonne que la requête en arrêt des procédures se déroule également à huis clos afin de protéger l’anonymat de Personne désignée.

Le huis clos ainsi prononcé revêt toutefois une portée exceptionnelle : aucun numéro de dossier n’existe, celui-ci n’ayant pas été formellement inscrit dans le registre des dossiers de la Cour, et les témoins sont interrogés hors cour.

La requête en arrêt des procédures est finalement rejetée et le jugement, tout comme son existence, reste confidentiel et inconnu du public.

Personne désignée est par la suite reconnue coupable des accusations criminelles qui pèsent contre elle, mais fait appel de cette déclaration de culpabilité en soutenant que le juge a erré en refusant de conclure à la violation de son droit d’être protégée contre la conduite abusive de l’État.

L’audition de l’appel se déroule également à huis clos, sans qu’avis ne soit transmis aux médias.

Le 28 février 2022, la Cour d’appel, représentée par les juges Marie-France Bich, Martin Vauclair et Patrick Healy, accueille le pourvoi, annule la déclaration de culpabilité et ordonne l’arrêt des procédures en raison de l’abus de procédure commis par l’État.

La Cour d’appel souligne alors qu’aucune trace du procès n’existe, « sauf dans la mémoire des personnes impliquées » et qualifie donc le procès de « procès secret ».

Malgré le fait qu’elle se montre très critique envers les mesures de confidentialité prononcées en première instance, qu’elle juge excessives, la Cour d’appel ouvre un dossier à son greffe, mais prononce la mise sous scellés de celui-ci. Seule une version caviardée de son jugement sera par ailleurs rendue publique, et aucune version caviardée du jugement de première instance ne sera déposée au dossier de la Cour, provoquant ainsi l’indignation des médias, puis du public par la suite.

Pour ainsi dire, tant à l’époque qu’aujourd’hui, le public ignore presque tout de cette affaire. Personne ne connaît ni le district judiciaire où s’est déroulé le procès de première instance, ni le nom du juge de première instance, ni la nature du ou des crimes commis, ni la peine réclamée, ni le nom des avocats impliqués au dossier, ni l’identité du corps policier concerné.

Face aux remarques de la Cour d’appel au sujet de ce qu’elle qualifie de « procès secret », plusieurs médias, le procureur général du Québec ainsi que la Juge en chef de la Cour du Québec demandent alors à la Cour d’appel de revoir les ordonnances de confidentialité prononcées dans la décision du 28 février 2022. Cette demande est toutefois rejetée dans un nouveau jugement rendu le 20 juillet 2022.

Éventuellement, la décision du 20 juillet 2022, dans laquelle la Cour d’appel refuse de revoir les ordonnances de confidentialité qu’elle a prononcées, est portée en appel devant la Cour suprême par le gouvernement du Québec et par un consortium de médias, ces derniers clamant l’existence d’une brèche trop importante au principe de la publicité des débats.

Au mois de mars 2023, le plus haut tribunal du pays accepte d’entendre la cause et permet éventuellement l’intervention de nombreuses organisations dans le dossier, incluant la Société des plaideurs, représentée par LCM Avocats inc.

Le 7 juin 2024, la Cour suprême rend son jugement au fond.

 

L’ARRÊT DE LA COUR SUPRÊME

 

Au final, la Cour suprême conclut à l’absence d’un quelconque « procès secret », contrairement à la qualification donnée par la Cour d’appel au processus, dénonçant au passage la contribution malencontreuse de la Cour d’appel à la controverse, alors qu’il s’agissait plutôt d’un huis clos tenu dans une affaire qui était initialement publique. Les propos de la Cour sont à cet effet fort éloquents :

 

[4] D’ailleurs, la notion même de « procès secret » n’existe pas au Canada. Notre Cour a balisé depuis longtemps la façon dont le principe cardinal de la publicité des débats judiciaires peut être modulé lorsque les circonstances d’une affaire le requièrent. Diverses ordonnances de confidentialité peuvent être prononcées durant l’instance à l’égard de certaines parties des procédures allant même jusqu’à la tenue à huis clos de toutes les audiences, c’est-à-dire l’exclusion de l’ensemble des membres du public pendant toute la durée des procédures. Mais il est bien établi que les « procès secrets », ceux qui ne laissent aucune trace, ne font pas partie de la gamme des mesures possibles. Dans ce contexte, toute comparaison d’audiences tenues à huis clos total à un « procès secret » est erronée et indûment alarmante.[2]

 

Jugeant opportun d’émettre quelques commentaires sur le principe de la publicité des débats et son importance dans notre système, la Cour rappelle essentiellement le droit existant à l’effet que les audiences judiciaires sont publiques pour garantir une justice impartiale, équitable et respectueuse de la primauté du droit et pour renforcer la confiance du public envers le système judiciaire canadien, en en assurant une meilleure compréhension.

Cela dit, malgré son importance primordiale, des exceptions à ce principe existent, notamment lorsqu’il est question de protéger un indicateur. Ce privilège, non discrétionnaire, vise à encourager la collaboration avec la police tout en protégeant ceux qui collaborent d’éventuelles représailles en empêchant la divulgation de renseignements permettant, directement ou indirectement, d’identifier l’indicateur.

Bref, une fois le statut d’indicateur établi, il n’est pas du ressort des tribunaux d’évaluer, au cas par cas, le maintien ou la portée du privilège. La publicité des débats s’incline donc en sa présence, ce qui n’empêche pas qu’il doive tout de même être mis en œuvre de manière à en minimiser l’impact sur la publicité des débats judiciaires. Autrement dit, un maximum de renseignements devrait être rendu public, sans toutefois compromettre l’anonymat de l’indicateur.

À cet égard, la Cour tient à rappeler que la démarche flexible et malléable proposée dans Vancouver Sun[3] demeure d’actualité : dans un premier temps, le tribunal vérifie l’existence du privilège, puis, si tel privilège existe, le tribunal détermine les mesures appropriées afin d’en garantir la protection. Pour ce faire, il peut bénéficier des observations de tiers intéressés et/ou choisir de recourir à l’assistance d’un amicus curiae. Le juge d’instance jouit donc d’un pouvoir discrétionnaire de déterminer s’il est dans l’intérêt de la justice que soit diffusé un avis à l’intention des tiers intéressés à l’effet que le privilège de l’indicateur a été revendiqué dans une affaire.

En l’espèce, la Cour est d’avis que cette conciliation aurait été favorisée par la création d’une procédure parallèle distincte pour la portion à huis clos. Dès lors que le juge de première instance concluait qu’il était nécessaire de procéder de cette façon, il aurait dû rendre une ordonnance en ce sens, créant ainsi une procédure parallèle complètement distincte de la procédure pénale. Cette procédure parallèle aurait alors pu figurer au registre du tribunal et au rôle des audiences, et une version caviardée du jugement aurait pu être publiée.

En fin de compte, la Cour suprême conclut que la Cour d’appel a commis une erreur en scellant entièrement le dossier d’appel, et elle estime qu’une version caviardée du jugement de première instance aurait dû être rendue publique. La Cour suprême accueille donc partiellement les pourvois et renvoie l’affaire à la Cour d’appel du Québec afin que celle-ci rende publique une version caviardée du jugement de première instance, laquelle sera incluse dans le dossier d’appel, après avoir consulté Personne désignée et le gouvernement du Québec sur une proposition de descellement partiel et de caviardage.

 

COMMENTAIRES SUR CET ARRÊT

 

Face à la nécessité de concilier deux principes fondamentaux de notre droit, soit le privilège de l’indicateur et la publicité des débats, la Cour suprême favorise l’équilibre : aucun des deux privilèges ne devrait complètement céder le pas devant l’autre. Autrement dit, il faut assurer la transparence du processus, mais également protéger l’indicateur, et ce même si cette conciliation nécessite de faire preuve d’une certaine créativité.

Avec ce jugement, la Cour suprême choisit de maintenir le droit existant tout en réaffirmant l’importance du privilège des indicateurs. Elle opte donc, dans un sens, pour le statu quo, alors qu’elle refuse l’invitation des médias et de certains intervenants de revoir le test jusqu’à maintenant applicable en matière de privilège de l’indicateur, soit celui établi dans l’affaire Vancouver Sun.

Elle n’adopte pas non plus l’approche que préconisent les médias, soit de permettre la divulgation de renseignements privilégiés aux tiers intéressés ou à leurs représentants en contrepartie de la signature d’un engagement de confidentialité, étant d’avis que cela constituerait un élargissement indu du cercle du privilège et emporterait son lot de risques. La Cour préfère ainsi plutôt réaffirmer des principes directeurs bien établis : le privilège des indicateurs est une règle quasi absolue, et le principe de la publicité des débats peut être limité lorsque la divulgation d’informations mettrait en danger ce privilège.

À la lumière des commentaires émis par la Société des plaideurs quant au rôle crucial que jouent les amici curiae dans des circonstances propres au privilège de l’indicateur, la Cour suprême rappelle l’importance de recevoir des observations de la part de tiers intéressés ou des conseils d’un amicus curiae eu égard à des questions liées au privilège de l’indicateur lorsque cela est opportun, assurant ainsi une approche équilibrée entre le maintien de la confidentialité et le respect des principes d’une justice ouverte, publique et accessible.

La Société des plaideurs et LCM Avocats inc. accueillent donc favorablement cette décision, laquelle était, à n’en pas douter, l’une des décisions les plus attendues des dernières années.

 

[1] Société Radio-Canada c. Personne désignée, 2024 CSC 21.

[2] Id., par. 4

[3] Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43.